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amour nègre - Page 5

  • Rendez-vous à la Mère Royaume le 7 février

    images-1.jpegDu nouveau à la Compagnie des Mots !

    Pour offrir un plus vaste espace aux passionnés de littérature romande, la Compagnie des Mots recevra désormais ses auteurs au restaurant de la Mère Royaume, 4 Place Simon-Goulart (parking à la gare Cornavin).

    Prochain rendez-vous à ne pas manquer : lundi 7 février, de 18h à 20h, la Compagnie accueillera Jean-Michel Olivier, prix Interallié 2010 pour son roman L’amour nègre.

    Animation : Serge Bimpage
    Avec la participation de Stéphanie Pahud, Maître assistante UNIL et de Pierre Cohannier, comédien.
    Bar, possibilité de se restaurer après.
    Renseignements : www.lacompagniedesmots.ch
    ou 078 680 49 53

  • Écrire d'ailleurs

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    * Le plus souvent, une vie d’homme se résume à deux dates : la naissance et la mort. Aucune des deux pourtant ne vient de nous. Après neuf mois de vie marine, je dois quitter le ventre de ma mère. Ma première maison. Ma première prison. Je passe le seuil. Je vois le jour pour la première fois. Tous ces événements ne dépendent pas de moi. Ils me viennent des autres. C’est une chance. Mais pour s’ouvrir à l’autre, il faut un lieu à soi. La même chose arrive lorsqu’on pousse son dernier soupir. On franchit à nouveau une frontière. D’où, en principe, on ne revient pas. On disparaît ailleurs…

    J’en étais là de mes cogitations métaphysiques, au matin du 16 novembre 2010 — ce 16 novembre qui demeurera pour moi une date aussi énigmatique que le 1er août ou le 11 septembre — quand le TGV Lyria qui devait m’emmener à Paris s’est arrêté en rase campagne entre Bourg-en Bresse et Mâcon. Autant dire au milieu de nulle part. J’y ai vu un signe du ciel : le Prix Interallié, ce n’était pas pour moi. À la prochaine halte, je sortirais du train pour prendre aussitôt celui du retour. Mais il n’y eut pas de prochaine halte. J’arrivai donc à Paris avec une heure de retard. À peine débarqué dans le bureau de mon éditeur, le téléphone a sonné. Puis Bernard de Fallois s’est tourné vers moi et m’a dit simplement : « Jean-Michel, vous l’avez ! » J’étais en nage. On s’est embrassé. Je n’ai pas compris tout de suite ce qui m’arrivait. J’ai su seulement qu’à cet instant précis je passais une nouvelle frontière. « Ne perdons pas de temps, m’a-t-il dit encore. Ils nous attendent. » Qui donc était ces « ils » ? Je n’en avais aucune idée.

    Une journaliste africaine épatante, Sophie Éboué, a recueilli les impressions des membres du jury de l’Interallié quelques minutes avant que j’arrive. Philippe Tesson dit : « C’est excitant. On a beaucoup aimé le livre. Mais on ne connaît pas son auteur. » Un autre, l’élégant Jean Ferniot, rajoute : « On se réjouit de le rencontrer. On ne connaît pas son visage. On ne sait même pas s’il existe. » Un troisième dit encore : « On est heureux d’avoir récompensé un écrivain qui vient d’ailleurs. »

    En quoi, il avait parfaitement raison. Venant de Suisse — je m’en suis rendu compte par la suite, lors des dizaines d’interviews que j’ai données pendant trois jours — je venais de nulle part. D’une sorte de no man’s land sympathique, certes, éloigné tout de même des cartes postales, mais parfaitement inconnu de nos voisins et amis français. J’avais franchi un seuil. J’avais traversé une frontière. Mais il y avait encore un mur. Les frontières permettent le va-et-vient. C’est une marque de modestie et de respect de l'autre : non, je ne suis pas partout chez moi. Mais un mur est difficile à traverser…

    Il y a en Suisse romande deux familles d’écrivains : les nomades et les sédentaires.

    Parmi les sédentaires, on peut classer Ramuz, bien sûr, même si Charles Ferdinand a passé quatorze ans à Paris, loin de son pays natal. Puis il est revenu en Suisse, la tête basse, pourrait-on dire, avec le sentiment d’avoir perdu la guerre. On peut classer Jacques Chessex, qui détestait les voyages, dans cette même catégorie. Il est ancré dans la terre vaudoise. Mais, pour lui, comme pour Ramuz, il faut être de quelque part pour toucher à l’universel.

    images-2.jpegLes nomades, curieusement, sont en Suisse très nombreux. Il y a tout d’abord Cendrars, en vadrouille dès son plus jeune âge. Apprenti horloger à Saint-Petersbourg, puis sautant dans le transsibérien en marche pour sillonner le monde. Il n’a cessé de passer les frontières. Pour se faire reconnaître. Il s’est rêvé révolutionnaire et chercheur d’or, bourlingueur et grand reporter. Il y a ensuite Charles-Albert Cingria, un autre Suisse qui traverse les frontières. À vélo, cette fois. En sifflotant des chants grégoriens. Un écrivain érudit, qui sait mêler, comme aucun autre, la saveur et le savoir. Et qui a toujours la bougeotte. Enfin, bien sûr, il y a notre gloire cantonale : Nicolas Bouvier. « Un voyageur qui écrit — et non un écrivain qui voyage ». Pour lui non plus le monde n’avait pas de frontières. Ou plutôt, Nicolas s’en jouait, les contournait, les traversait en passager clandestin.

    C’est fou comme les écrivains suisses ont envie de fuir leur pays ! Il vaudrait la peine de creuser un jour la question…

    Abattre les murs, oui, mais conserver les frontières, donc.

    Car les frontières sont des rives, disait le poète Jacques de Bourbon-Busset : « elles sont la chance du fleuve. En l’enserrant, elles l’empêchent de devenir marécage. »

    Si ma mère, née à Trieste, puis émigrée à Turin, n’avait pas franchi la frontière suisse, un beau matin de 1947, pour venir travailler à Nyon, dans une clinique psychiatrique qui soigne aujourd’hui les stars de l’audiovisuel français, elle n’aurait pas connu mon père, et moi je n’aurai sans doute jamais reçu le Prix Interallié !

    Si ma femme, qui a franchi une première fois la frontière pour aller s’installer au Canada, à l’âge de 18 ans, suivant les traces de Nicolas Bouvier, je ne l’aurais pas rencontrée en 1997, sous le regard bienveillant de mon ami Claude Frochaux. Et elle ne m’aurait pas suivi en Suisse, franchissant à nouveau la frontière.

    Et mon ami Dimitri, s’il n’avait pas quitté la mère Serbie en 1954, clandestinement, s’il n’avait pas fait sauter tous les rideaux de fer en publiant Grossman et Zinoviev, s’il n’avait pas abattu tous les murs, s’il n’avait pas franchi tant de frontières, serait-il cet éditeur à la curiosité insatiable qui s’est fait le passeur de tant d’écrivains réduits au silence dans leur pays ?

    Et si Adam, alias Moussa dans L’Amour nègre, n’était pas obligé de franchir tant de seuils, de passer tant de frontières, arraché à son Afrique natale, puis trimbalé en Amérique, puis sur une île du Pacifique, puis en Asie, aurait-il eu la chance de rencontrer Gladys, cette femme de banquier genevois, qui va le ramener en Suisse où il pourra connaître son destin et retrouver peut-être Ming, son âme sœur ?

    Ce n’est pas un hasard si le héros de L’Amour nègre change plusieurs fois de nom, comme de passeport. Il s’appelle d’abord Moussa, c’est-à-dire Moïse. Mais il ne connaît pas encore sa mission. Ensuite, ses parents adoptifs l’appellent pompeusement Adam, parce que c’est le premier homme et le denier. Enfin, on lui fabrique un faux passeport rouge à croix blanche qui lui permet de passer toutes les frontières incognito. Son dernier nom est Aimé. Aimé Clerc. Aimé, pour rendre hommage au merveilleux Aimé Césaire, le grand poète de la négritude. Et Clerc pour saluer mon voisin du premier étage, Daniel Clerc, compositeur-typographe, qui a épousé une belle Zaïroise et engendré deux petits Clerc, noirs comme la nuit…

    Dans la vie, comme en littérature, il faut franchir le pas. Il faut traverser les frontières. Il faut sortir de ses prisons.

    C’est à ce prix, sans doute, qu’on a une chance de se faire reconnaître.

    En habitant ici, dans cette ville que j'aime et à laquelle je rends hommage, mais en écrivant toujours d'ailleurs.

     

    *Petit discours improvisé lors d'un dîner organisé en mon honneur par la Ville de Genève, à la Villa La Grange, le mercredi 2 février 2011.

  • Adam et la mondialisation

    images.jpegDistingué la semaine dernière par les jurés du prix Interallié, L’Amour nègre, de l’écrivain-journaliste suisse Jean-Michel Olivier, est une pochade tournant au tragique. En passant par la case poétique. On s’y plonge d’abord avec amusement, délassement, tant ce roman semble de prime abord éloigné de l’esprit de sérieux qui rend si prétentieuse une bonne partie de la production contemporaine. Tout, dans cet univers déroutant, paraît tellement excessif, caricatural, genre BD, que l’on s’amuse sans arrière-pensée.

    Un Africain qui donne son fils à des acteurs américains bourrés de bons sentiments en échange d’un écran plasma pour télévision, c’est un troc inimaginable. A-t-il seulement le courant sous sa case? Le couple glorieux, dont la vie s’étale sur les pages des journaux «people» du monde entier, va débaptiser l’enfant et l’appeler du beau prénom d’Adam. Adam…

    On se doute alors que l’on va, peu à peu, cesser de rire. Que la vie richissime et oisive, qui se déroule dans une hacienda de la région de Los Angeles, monde artificiel de fêtes absurdes et luxueuses où tout le monde s’ennuie et se toise, va déboucher sur des aspects moins riants que le beau sourire d’Adam, à la peau noire et aux dents blanches. Le monde commence dans un sourire édénique et va mal tourner.

    Le «père numéro 1», oublié dans sa lointaine Afrique, aura peut-être, dans son village de brousse, des nouvelles de son fils sur son écran plasma (si la télé marche…). Nul ne le saura jamais. Adam, né en Afrique, n’y retournera jamais. Le «père numéro 2», vedette de l’écran, et sa femme Dolores, tenaillée par le désir d’adopter tous les enfants de la terre, forment un couple apparemment idéal, en vérité déchiré, explosif. Et qui explosera.

    Le jeune Adam sera ensuite confié à un «père numéro 3», star mondiale encore supérieure en célébrité au père deuxième du nom. Et le jeune Adam sera voué à passer quelque temps dans un de ces paradis superlatifs que constituent, si l’on en croit les magazines sur papier glacé, les «îles privées» de l’Océanie que peuvent s’offrir quelques vedettes de cinéma légèrement misanthropes.

    Passons sur les détails. Tout cela ira de mal en pis. Cocotiers, plages (et filles…) de rêve, gourous fumeux, soleil éternel, il faudra tout quitter. Fuir, car la mort est venue, on ne sait même pas comment. Pour se retrouver en Asie dans un autre lieu de rêve (là où le tsunami de 2004 fit les ravages que l’on sait) dans une sorte de paradis artificiel où les filles sont jeunes (très jeunes…), les hommes blancs bedonnants et nettement plus âgés que leurs proies, les trafics de toutes sortes nombreux, les rencontres de cabarets ambiguës, etc.

    Et toujours cette musique lancinante, ces airs moulinés sur la planète entière par les Anglo-Saxons de plusieurs générations. L’auteur ne néglige pas de donner la liste des titres de ces «tubes» qui n’eurent qu’un temps mais ont laissé dans l’oreille de l’humanité entière des souvenirs et des regrets.

    Le jeune Adam n’a en tête que de retrouver la sœur de misère de son péché originel, une Eurasienne baptisée Ming. Il finira par se retrouver en Europe, en Suisse précisément. Du côté de la face cachée de la lisse ville de Genève. Côté trafics en tous genres, côté dealers, courses-poursuites avec les policiers, sexualité commerciale, assistanat d’un marchand de rêves qui soulage les misères des femmes de ces messieurs de la banque.

    Adam, ainsi, on l’aura compris, se sera cherché partout sur la terre une identité : Afrique, Amérique, Océanie, Asie, Europe. Et il ne l’aura retrouvée nulle part à moins que le livre n’ait été amputé de cette fin heureuse que semble annoncer, dans les dernières lignes, une rencontre avec une certaine Eva…

    Ce récit haletant, écrit d’une manière rapide, au style bref et efficace, coupe le souffle. Il y a une sorte de montée tragique que semblent annoncer les épisodes de sexualité sans tendresse, de plus en plus fréquents, de plus en plus précis, de plus en plus lassants, aussi. Adam se sera cherché dans les villas luxueuses d’Hollywood, sur les plages magnifiques de l’Océanie, dans les bouges de l’Asie louche, au plus près des lacs de la paisible Suisse.

    Partout il aura rencontré les mêmes illusions, les mêmes marques des produits de luxe (vêtement, montres, chaussures), les mêmes variantes de l’alcool et des drogues. Nulle part il n’aura rencontré de vraie tendresse, ou du moins une tendresse durable. Adam, déraciné du jardin d’Eden qu’était son petit village d’Afrique, n’en exprime même pas de nostalgie. Il se meut dans un univers de pacotille, de couleurs excessives, de néon, de toc et de frime où, visiblement, tout le monde se cherche une identité.

    Le monde fracassé dans lequel il tourne est celui de la mondialisation qui tresse autour de nous un filet d’artifices, d’étrangeté, de faux-semblants. La quête de soi y est rendue plus dure par une universalité de façade. Peut-on se passer de cette lecture? Oui, mais, dès lors qu’on y est entré, on file jusqu’au bout. Partageant avec Adam l’inquiétude du paradis perdu.

    article de Bruno Frappat paru dans La Croix du 25.11.2010